Texte à paraître dans la revue "Culture et Recherche" - Ministère de la Culture (Automne 2017)
Il y a maintenant un an, nous avons débuté, sous la forme d’un duo piano-voix, ce projet d’enregistrer intégral des lieder écrits par le compositeur Hanns Eisler et le poète et dramaturge Bertolt Brecht ; c’était nous engager dans un travail dont nous savions qu'il serait pour partie un travail de recherche sur le modèle d’un musicologue ou d’un universitaire. Mais bien sûr nous savions que nous allions apprendre à devenir des chercheurs d’un genre particulier. Les difficultés de la recherche dans un tel projet ne sauraient se confondre entièrement avec celles d’un chercheur en musicologue (la difficulté de l’accès aux sources, leur pertinence, le problème des traductions, l’établissement d’un catalogue précis etc.). Une réflexion sur notre position d’interprète s’est enclenchée : qu’allaient devenir notre place et notre liberté de musicien-interprète au moment où nous construisions scientifiquement notre objet ? L’établissement raisonné, la détermination des règles d’exécution d’une œuvre, l’enquête sur l’histoire de sa création, l’analyse des écrits théoriques de ses auteurs – qui, dans notre cas, sont particulièrement nombreux et justement très spécifiques sur les questions d’interprétation – ne voilà pas autant de manières de mettre fin à l’histoire de l’interprétation ? Mais l’expérience de ce travail nous apprend ce fait : les prescriptions que nous formulons dans la recherche ont pour elles la singularité étrange, qu’en se construisant et en s’affirmant avec de plus en plus de précision, il semble toujours en aller de plus en plus grandement de notre liberté d’interprète et de notre puissance d’invention.
Dans le cas de Eisler et Brecht, ce paradoxe s’est doublé d’une question politique : c’est qu’au-delà de la poursuite de la vérité de l’œuvre qu’on pourrait dire « interne » (à sa forme propre, à son histoire), ce corpus unique dans l’histoire de la musique (une œuvre entièrement politique, militante, et revendiquée comme telle) exige d’être lié extérieurement à une vérité historique : une critique politique et contemporaine du capital. Cette œuvre doit pouvoir parler du présent politique, y intervenir comme force politique : adapter sa puissance pour aujourd’hui, c’est aussi lui être fidèle, et on voit au passage que cette fidélité tient en échec un discours qui voudrait simplement opposer une interprétation « historique » à une « relecture contemporaine ».
Alors que la recherche sur notre corpus menaçait d’étrangler notre position d’interprètes, la pratique nous aura donc au contraire poussé à repenser cette place. Nous avons été étonnés et touchés de trouver chez Trostky cette belle formule : « Le combat pour les idées de la révolution en art doit reprendre, en commençant par le combat pour la vérité artistique, non pas comme l'entend telle ou telle école, mais dans le sens de la fidélité inébranlable de l'artiste à son moi intérieur. Sans cela, il n'y a pas d'art." On pourrait croire que chez Brecht et Eisler, deux auteurs ayant livré une somme théorique aussi importante, le programme politique de leur création serait indissociable d’un programme artistique extrêmement analysé et donc sclérosé. Mais un tel combat politique impose en effet, comme l’a vu Trotsky, de construire autre chose qu’une école : et l’on peut dire que notre recherche nous aura appris à dissocier chez Eisler et Brecht, d’abord ce qui tend à se fixer, à différentes étapes de leur vie, sous la forme d’une théorie esthétique, de grandes représentations sur l’art, l’interprétation, sur les luttes politiques. Et, à côté de tout cela, de grandes masses expressives, vivantes, ébranlées ; ce sont elles qui font qu’à chaque déchiffrage, nous sentons, en buttant sur telle ou telle idée musicale, sur tel vers, que quelque chose d’atemporel s’est maintenu pour notre temps. Cette atemporalité, ce n’est pas une pureté cachée au sein du matériau, une autonomie abstraite détachée de toute destination sociale, et donc à même de traverser le temps en se situant hors de lui, mais c’est au contraire une force de fabriquer pour chaque temps une nouvelle critique, une « interaction » que théorisait justement Eisler.
Deux mondes donc, comme aux deux extrémités du continuum qui constitue forcément une œuvre artistiquement exigeante autant que politique. A un bord, la nécessité pour une œuvre de se construire temporellement, de parler à une époque, de « travailler avec les foules » (Brecht), de fabriquer des idiomes, des maximes ; c’est une première « distanciation », celle de la philosophie, de la critique de la société bourgeoise ; c’est une première recherche, l’exploration d’une époque, et quelle recherche fantastique pour nous déjà. A l’autre bord, un mystère ; une place instable, des rythmes, des blocs sensibles capables de se faire fissurer les formes du savoir et de la sensibilité : c’est une autre distanciation, décrite en marge des grands textes de Brecht, lorsqu’il lui arrive abruptement de la définir comme un « exil », une fin subite des formes stabilisées de la culture. C’est aussi une autre recherche : l’expérience des formes qui, alors que le capitalisme et ses modes de gouvernement de plus en plus incisifs visent à réformer profondément nos manières d’imaginer et de sentir, nous redonnent la dignité de désirer d’autres vies.
Il y a maintenant un an, nous avons débuté, sous la forme d’un duo piano-voix, ce projet d’enregistrer intégral des lieder écrits par le compositeur Hanns Eisler et le poète et dramaturge Bertolt Brecht ; c’était nous engager dans un travail dont nous savions qu'il serait pour partie un travail de recherche sur le modèle d’un musicologue ou d’un universitaire. Mais bien sûr nous savions que nous allions apprendre à devenir des chercheurs d’un genre particulier. Les difficultés de la recherche dans un tel projet ne sauraient se confondre entièrement avec celles d’un chercheur en musicologue (la difficulté de l’accès aux sources, leur pertinence, le problème des traductions, l’établissement d’un catalogue précis etc.). Une réflexion sur notre position d’interprète s’est enclenchée : qu’allaient devenir notre place et notre liberté de musicien-interprète au moment où nous construisions scientifiquement notre objet ? L’établissement raisonné, la détermination des règles d’exécution d’une œuvre, l’enquête sur l’histoire de sa création, l’analyse des écrits théoriques de ses auteurs – qui, dans notre cas, sont particulièrement nombreux et justement très spécifiques sur les questions d’interprétation – ne voilà pas autant de manières de mettre fin à l’histoire de l’interprétation ? Mais l’expérience de ce travail nous apprend ce fait : les prescriptions que nous formulons dans la recherche ont pour elles la singularité étrange, qu’en se construisant et en s’affirmant avec de plus en plus de précision, il semble toujours en aller de plus en plus grandement de notre liberté d’interprète et de notre puissance d’invention.
Dans le cas de Eisler et Brecht, ce paradoxe s’est doublé d’une question politique : c’est qu’au-delà de la poursuite de la vérité de l’œuvre qu’on pourrait dire « interne » (à sa forme propre, à son histoire), ce corpus unique dans l’histoire de la musique (une œuvre entièrement politique, militante, et revendiquée comme telle) exige d’être lié extérieurement à une vérité historique : une critique politique et contemporaine du capital. Cette œuvre doit pouvoir parler du présent politique, y intervenir comme force politique : adapter sa puissance pour aujourd’hui, c’est aussi lui être fidèle, et on voit au passage que cette fidélité tient en échec un discours qui voudrait simplement opposer une interprétation « historique » à une « relecture contemporaine ».
Alors que la recherche sur notre corpus menaçait d’étrangler notre position d’interprètes, la pratique nous aura donc au contraire poussé à repenser cette place. Nous avons été étonnés et touchés de trouver chez Trostky cette belle formule : « Le combat pour les idées de la révolution en art doit reprendre, en commençant par le combat pour la vérité artistique, non pas comme l'entend telle ou telle école, mais dans le sens de la fidélité inébranlable de l'artiste à son moi intérieur. Sans cela, il n'y a pas d'art." On pourrait croire que chez Brecht et Eisler, deux auteurs ayant livré une somme théorique aussi importante, le programme politique de leur création serait indissociable d’un programme artistique extrêmement analysé et donc sclérosé. Mais un tel combat politique impose en effet, comme l’a vu Trotsky, de construire autre chose qu’une école : et l’on peut dire que notre recherche nous aura appris à dissocier chez Eisler et Brecht, d’abord ce qui tend à se fixer, à différentes étapes de leur vie, sous la forme d’une théorie esthétique, de grandes représentations sur l’art, l’interprétation, sur les luttes politiques. Et, à côté de tout cela, de grandes masses expressives, vivantes, ébranlées ; ce sont elles qui font qu’à chaque déchiffrage, nous sentons, en buttant sur telle ou telle idée musicale, sur tel vers, que quelque chose d’atemporel s’est maintenu pour notre temps. Cette atemporalité, ce n’est pas une pureté cachée au sein du matériau, une autonomie abstraite détachée de toute destination sociale, et donc à même de traverser le temps en se situant hors de lui, mais c’est au contraire une force de fabriquer pour chaque temps une nouvelle critique, une « interaction » que théorisait justement Eisler.
Deux mondes donc, comme aux deux extrémités du continuum qui constitue forcément une œuvre artistiquement exigeante autant que politique. A un bord, la nécessité pour une œuvre de se construire temporellement, de parler à une époque, de « travailler avec les foules » (Brecht), de fabriquer des idiomes, des maximes ; c’est une première « distanciation », celle de la philosophie, de la critique de la société bourgeoise ; c’est une première recherche, l’exploration d’une époque, et quelle recherche fantastique pour nous déjà. A l’autre bord, un mystère ; une place instable, des rythmes, des blocs sensibles capables de se faire fissurer les formes du savoir et de la sensibilité : c’est une autre distanciation, décrite en marge des grands textes de Brecht, lorsqu’il lui arrive abruptement de la définir comme un « exil », une fin subite des formes stabilisées de la culture. C’est aussi une autre recherche : l’expérience des formes qui, alors que le capitalisme et ses modes de gouvernement de plus en plus incisifs visent à réformer profondément nos manières d’imaginer et de sentir, nous redonnent la dignité de désirer d’autres vies.